21

 

À la demande d’Edwin, Duom Nil’ Erg fit contourner au chariot le lieu de l’affrontement. Salim se leva pour voir les corps des pillards, mais Edwin le rabroua.

— Assieds-toi. Tu auras bien assez tôt l’occasion de voir du sang et des cadavres. Pour l’instant, j’ai décidé que tu étais trop jeune. Compris ?

Salim obéit sans protester, ce qui tira un sourire léthargique à Camille.

Edwin était un des rares adultes capables d’impressionner son ami, particulièrement allergique aux règlements et aux gens censés les appliquer. Parvenir, en une seule phrase, à le forcer à s’asseoir et à se taire, relevait de l’exploit.

Camille baignait dans une euphorique lassitude. Encore sous le choc de ce qu’elle venait de vivre, elle sentait ses perceptions battre comme un cœur gigantesque. Elle avait l’impression de pouvoir redessiner le monde entier et, un battement de cœur plus tard, se retrouvait prisonnière des étroites barrières de son esprit.

En même temps que son don, des bribes de son passé étaient remontées à la surface de sa mémoire. Il ne s’agissait pas de souvenirs précis, seulement de réminiscences fugaces. Elle n’essayait pas de les happer au passage, consciente qu’elle n’y parviendrait pas, mais les laissait tranquillement prendre leur place.

Une chape de fatigue pesait sur elle, commençant à la couper du reste du monde. Elle devenait aussi légère qu’une plume, et s’éloignait à chaque seconde un peu plus de la réalité.

Elle s’était allongée dans le chariot au milieu des sacs.

Bjorn s’était précipité vers elle, mais l’analyste l’avait arrêté d’un geste péremptoire.

— Non ! Elle va bien. Que personne ne s’occupe d’elle, que personne ne lui parle. Elle a simplement besoin de se reposer. Poursuivons notre route.

Edwin avait lancé un ordre et les deux soldats avaient regroupé les corps des pillards sur le côté de la piste.

— On ne les enterre pas ? avait demandé Bjorn.

Edwin lui avait lancé un regard dur.

— Fais-le, si tu as du temps à perdre. Moi j’ai une mission, je continue.

Le chevalier avait rougi, mais n’avait rien répliqué.

Le chariot regagna la piste et Edwin reprit son inlassable travail d’éclaireur. Assis à côté de son amie, Salim se rongeait les sangs.

De temps à autre, maître Duom se tournait vers lui et le fixait d’un air sombre, l’engageant à se taire. Il se contentait donc d’observer Camille et ce qu’il voyait l’inquiétait.

Elle semblait peu à peu s’enfoncer dans un état second, les yeux perdus dans le vague, complètement immobile.

Une nouvelle fois, Salim s’approcha d’elle. Le vieillard ouvrit la bouche pour le sermonner mais le garçon le rassura d’un signe. Il avait conscience que le vieil analyste savait ce qu’il disait et n’avait pas l’intention d’enfreindre ses directives.

Il détailla Camille comme il n’avait jamais eu l’occasion de le faire. Il s’aperçut avec surprise que ses cheveux, qu’il croyait châtains, étaient plus dorés que bruns. Ils retombaient en boucles autour de son visage, mettant en valeur le hâle de sa peau. Elle avait les pommettes hautes et bien dessinées, de longs cils et des yeux immenses d’un violet intense.

Elle poussa soudain un râle rauque et Salim sursauta. Il bondit par-dessus le dossier du banc de conduite et attrapa le bras de Duom.

— Elle va mal, vous entendez ? Faites quelque chose.

L’analyste poussa un grognement puis se radoucit.

— Tout est normal, ne t’inquiète pas.

— Mais, elle ne bouge plus, on dirait qu’elle est dans le coma.

Duom jeta un coup d’œil en arrière sur Camille.

— Je t’assure que tout va bien, fais-moi confiance.

— Mais…

— Écoute, mon garçon, même si cela te paraît étrange, essaie de comprendre. Depuis quinze siècles, il n’y a pas eu plus de dix dessinateurs capables d’égaler l’exploit d’Ewilan…

— Je m’en fiche ! le coupa Salim. Elle va mal, agissez !

— Par le sang des Figés, écoute-moi ! se fâcha Duom. Dessiner est un acte fatigant. Toujours ! Le premier vrai dessin provoque un contrecoup émotionnel considérable. Toujours ! Plus il est jeune, plus un dessinateur s’épuise facilement. Toujours ! Et plus un dessin est complexe, plus il est éreintant.

— Toujours ! lança Salim. Ça va, j’ai compris.

— Bien, je commençais à craindre qu’Ewilan ait choisi un sous-doué comme ami, se moqua l’analyste.

Salim sourit, mais le cœur n’y était pas.

— Vous êtes sûr qu’on ne peut rien pour elle ?

Duom réfléchit un instant.

— Si, tu peux faire quelque chose pour l’aider.

— Quoi ?

— Tais-toi.

 

 

Le soleil était haut dans le ciel lorsque Edwin annonça une pause. Ils finissaient de franchir une série de collines basses à la végétation pauvre. Il faisait chaud et leur guide avait choisi un endroit à l’ombre d’une barre rocheuse, tout près d’un point d’eau.

Camille était toujours immobile.

Hans et Maniel prirent de quoi se restaurer et, après s’être postés aux abords du camp, ils poussèrent à tour de rôle un long sifflement. Edwin se détendit alors et s’approcha de Duom.

— Je regrette mes alarmes, expliqua-t-il. Elles ont grillé pendant mon combat contre les Ts’liches et je crains de ne jamais en retrouver de semblables. Comment va Camille ?

— Elle va bien, affirma Duom. Elle commence à réagir aux sons. Je pense que, d’ici une heure, elle sera sortie de sa transe.

— Le trajet n’a pas été trop dur ?

— Je suis un peu moulu à cause du manque d’exercice, mais ça ira. Le plus difficile a été d’empêcher ce gaillard de sauter dans tous les sens et de l’obliger à parler à voix basse.

Edwin sourit et fit mine de donner un coup de poing à Salim.

— Que dirais-tu d’un bain ? L’eau doit être bonne.

— Génial ! lança Salim en bondissant au sol.

Il fit une pirouette et enchaîna sur un saut de mains avant de se tourner vers Bjorn.

— Vous venez ?

Le chevalier lança un coup d’œil à Edwin qui hocha la tête.

— Volontiers. Je suis en train de cuire dans mon armure.

Les deux hommes et le garçon s’approchèrent du lac. L’eau était claire, peu profonde et le fond recouvert d’un sable presque blanc.

Bjorn se débarrassa avec des soupirs de soulagement des différentes pièces de sa cuirasse, demandant parfois l’aide de Salim qui la lui accorda volontiers. Il se défit ensuite de sa tunique et de son pantalon, ne gardant qu’un caleçon.

Le chevalier était un véritable colosse, bâti comme une armoire à glace. Salim sourit en voyant son ventre bien rond.

— Qu’as-tu à rire, minus ? tonna Bjorn.

— Rien, votre Seigneurie, se moqua le garçon, j’admire vos muscles. Surtout celui-ci, continua-t-il en lui tapotant le ventre. Dans mon monde, on l’appelle le muscle du houblon.

Bjorn fronça les sourcils.

— Du houblon ? Pourquoi ?

— Parce que c’est avec le houblon qu’on fait la bière et que c’est la bière qui donne ce genre de bidoche ! répliqua Salim en éclatant de rire.

Il avait sous-estimé la rapidité du chevalier, car il se retrouva soudain pris en étau entre deux mains grosses comme des battoirs qui le soulevèrent. Il poussa un cri d’effroi, moitié feint moitié sincère.

— Edwin Tïl’Illan, demanda Bjorn, quel traitement conseillez-vous pour apprendre les bonnes manières à un jeune impertinent ?

Edwin jeta un regard au géant qui, bras levés, tenait Salim au-dessus de sa tête.

— Le bain, répondit-il laconique.

— Non !!! hurla Salim.

Mais déjà il volait dans les airs.

Il retomba au milieu du plan d’eau dans une gerbe d’éclaboussures et refit surface en toussant, un flot d’invectives à la bouche.

Bjorn se précipita sur lui et Salim se sentit de nouveau soulevé. Il cria :

— Pardon Bjorn, pardon !

Le chevalier se tourna vers Edwin qui entrait dans l’eau.

— Je crois que le vaurien a compris !

À la différence de Bjorn, le maître d’armes n’avait pas une once de graisse. Il n’était que muscles et nerfs. Une longue cicatrice blanche barrait son torse à la peau hâlée, presque aussi foncée que celle de Salim. Deux balafres plus récentes n’étaient pas tout à fait refermées, l’une sur l’épaule droite, l’autre sur la cuisse.

— C’est la bataille de tout à l’heure ? souffla Salim à Bjorn.

— Ça m’étonnerait, murmura le chevalier. D’après ce qu’on raconte, il aurait été capable, armé d’un canif, de se débarrasser seul de ces bandits. Je pense qu’il s’agit plutôt des traces de sa rencontre avec les deux Ts’liches d’hier.

— Tu as déjà combattu un Ts’lich, toi ?

Le tutoiement était venu naturellement et Bjorn ne tiqua pas.

Il prit une inspiration avant de répondre :

— Une fois, une seule. La fois où j’ai rencontré Camille. Un Ts’lich avait été aperçu à l’orée de la forêt de Baraïl et j’ai pensé à la gloire dont je me couvrirais si je réussissais à l’occire. Je suis parti à sa recherche.

— Et ?

— Je l’ai trouvé. Malheureusement. J’ai vite compris que je n’avais pas l’ombre d’une chance. Ce jour-là, j’ai vu la mort de près, crois-moi. L’arrivée de Camille a toutefois perturbé le lézard à un point tel qu’il m’a oublié dans le roncier où il m’avait jeté. Sans cela, il m’aurait découpé en morceaux et je ne serais pas là pour te raconter cette histoire.

Le chevalier eut un sourire triste.

— Pas facile d’être un héros, surtout quand il y a des bonshommes comme lui.

Il montra du doigt Edwin qui arrivait vers eux en nageant lentement.

— Tu l’as appelé vainqueur des dix tournois, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Salim.

— C’est une rencontre qui oppose chaque année les meilleurs combattants de Gwendalavir. Il y a dix manches et chacune se dispute avec une arme différente, sabre, hache, arc, lance, jusqu’à la dernière où l’affrontement se déroule mains nues. Les champions de l’Empire sont là, cherchant à gagner l’épreuve où ils sont experts. Edwin Til’ Illan a participé une fois… Il a remporté toutes les manches !

— Et la Légion noire ?

— Une troupe d’élite. Il la dirige quand il n’est pas en mission personnelle pour l’Empereur.

Une idée germa dans la tête de Salim.

— Si on se le prenait à deux ?

— Qui ? Edwin Til’ Illan ?

— Oui.

— Non ?

— Oui je te dis !

Bjorn ferma les yeux, les rouvrit et éclata de rire.

— Chiche ?

— Chiche !

Avec un hurlement, Salim et Bjorn se ruèrent sur Edwin qui les vit arriver, effaré. Pris sous le poids du géant, le garçon s’agrippant comme une pieuvre à ses jambes, il coula à pic. Il refit surface en toussant et en riant.

Les deux amis se concertèrent du regard puis repartirent à l’attaque. La bataille dura une bonne dizaine de minutes.

À la fin, épuisés, ils se traînèrent tous les trois jusqu’à la berge où ils s’allongèrent en reprenant lentement leur souffle.

— Quand vous aurez fini de faire les gamins, vous viendrez manger ! Nous avons faim, nous !

Salim se retourna.

Duom Nil’ Erg, faussement fâché, les invectivait depuis le chariot et, à côté de lui, Camille leur adressait de grands signes. Salim se leva d’un bond et se précipita vers elle.

D'un monde à l'autre
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